19 Avril 2019
Verra-t-on un jour un salon international de Cannes sans voiliers ? Ou avec une présence de voiliers ridicule, ramenée à une portion congrue ?
Il y a quelques années, cette question ne serait jamais venue à l'esprit, tant ces deux activités semblent indissociables pour les plaisanciers et les professionnels du nautisme et de la plaisance. Le principe d'un salon nautique consiste en effet à associer sur un même lieu différents types de bateaux et d'activités connexes, afin de créer une émulation à même de favoriser les ventes, les passerelles entre le motonautisme et la voile étant bien plus importantes que ce que l'on pense, notamment entre les multicoques et les motoryachts.
Aujourd'hui, force est de constater que la disparition à terme des voiliers au Yachting Festival n'est plus forcément de l'ordre de la science fiction...
Pourquoi séparer la voile du moteur à Cannes ?
Si le Yachting Festival affiche un visitorat stable d'environ 50 000 visiteurs par an, la liste d'attentes de nouveaux exposants est particulièrement longue, du fait d'un manque criant d'espace tant à terre qu'à flot ! Les exposants actuels voudraient plus d'espace, quand les sociétés souhaitant exposer se battent pour venir : Reed gère la frustration et la pénurie, le Yachting Festival étant le principal salon nautique à flot européen !
C'est pour faire face à cette pénurie d'espace mais aussi à un problème de sécurité dont on parle depuis des années - les bateaux sont trop serrés au Vieux port pour les services de la Préfecture contrairement à ce que l'on observe sur d'autres salons à flot - que Reed Exposition a imaginé la solution de délocaliser les voiliers à Port Canto, pour faire du Vieux Port un endroit dédié au yachting et aux bateaux à moteur.
De fait, déplacer la voile à Port Canto permettrait d'y présenter 100 voiliers à flot, le nombre de bateaux à moteur au Vieux Port passant de 370 à 410, voire 415, soit 40 places supplémentaires plutôt affectées à des unités de 25-35m, Reed cherchant depuis des années à essayer de se positionner face au Monaco Yacht Show, organisé par l'un de ses plus redoutables concurrents.
Sylvie Ernoult, commissaire générale du salon expliquait ce changement, lors de son annonce :
« L’objectif de cette importante évolution est de donner au salon l’espace qui lui fait défaut depuis plusieurs années pour satisfaire les demandes croissantes de ses exposants et permettre à l’industrie nautique ‘‘voile’’ de bénéficier d’une visibilité inégalée et d’un espace d’exposition dont elle n’a jamais pu bénéficier au Vieux Port faute de place. Ce profond changement du Yachting Festival 2019 contribuera ainsi à l’essor de la filière nautique dans son ensemble et à son rayonnement à l’échelle mondiale. Dès septembre, nous occuperons la totalité de la baie de Cannes, qui deviendra la capitale mondiale de la voile et du moteur. Notre capacité d’accueil à flots augmentera, par rapport à 2018, de presque 30% pour les bateaux à voile et de près de 10% pour les unités à moteur. En occupant la totalité ou presque de Port Canto, dont je précise qu’il se situe de l’autre côté de la baie de Cannes à 8 minutes seulement du Vieux Port par la mer (plus 15 minutes d'attente de la navette ndlr.), les voiliers, présents sur le salon depuis sa création, disposeront désormais d’espaces d’exposition plus spacieux, à terre comme à flots et d’une mise en lumière incomparable. Nous travaillons actuellement sur différents projets d’animations quotidiennes, à flots et à terre, autour de la voile. Nous espérons accueillir un parrain de renommée internationale, des invités d’honneur prestigieux… »
Quels problèmes cela pose-t-il aux exposants ?
Les problèmes soulevés par les exposants touchés par cette mesure peuvent se regrouper en 5 catégories :
Des problèmes sérieux qui peuvent remettre en cause la présence même de la voile au Yachting Festival, si l'édition 2019 ne répond pas aux attentes des professionnels.
Contacté par ActuNautique sur ce sujet, David Lisnard, Maire de Cannes, n'a pas souhaité répondre à nos questions. Un embarras compréhensible quand on sait que Reed a choisi Cannes pour organiser des salons comme le Mipim, le MipTV, le Midem... qui génèrent des dizaines de millions d'euros de rentrées pour sa commune, et quand on sait que la ville de Cannes a déjà perdu le Mobile World Congress en 2006, au profit de Barcelone....
Ou en est la situation ?
Pour ne parler que d'une seule voix face à l'organisation, les professionnels se sont regroupés au sein d'un Collectif Voile.
Des discussions ont lieu depuis des mois sur cette question, et Reed à récemment apporté des réponses aux questions qui lui étaient soumises par les membres de ce dernier :
De nouvelles évolutions auraient été élaborées depuis lors, dont Reed souhaite laisser la primeur aux exposants, lors d'une réunion prévue fin avril, comme nous l'a indiqué Michel Vilair, DG de Reed Exposition France, qui nous les expliquera dans la foulée de leur présentation officielle.
Les interrogations demeurent, l'inquiétude est grande chez les professionnels
Si l'organisation a procédé à des évolutions, les interrogations demeurent nombreuses, et inquiètent les constructeurs de voiliers.
"Les navettes maritimes proposées seront-elles suffisantes ? Les clients vont-ils galérer comme à Miami à attendre les navettes et perdre leur temps dans les transports, eux qui font le déplacement pour passer un bon moment, sans stress ? Les bus ne seront-ils pas englués dans les embouteillages endémiques de la Croisette, notamment dus aux travaux qui auront lieu entre la gare maritime et le Martinez ?" s'interroge l'un d'entre eux.
De fait, combien de navettes seront mises à disposition en temps réel ? Combien de temps faudra-t-il les attendre ? Quelle signalétique sera mise en place ? Quand on voit le mécontentement des visiteurs du Yachting Festival qui se trouvent coincés lors de l'ouverture des pontons flottants, obligés de faire le grand tour à pied, car n'ayant pas compris leurs horaires, on imagine les files d'attente pour les navettes...
Pour certains exposants, les incertitudes liées à cette nouvelle organisation, les ont clairement poussé à renoncer à venir cette année, comme l'explique un équipementier : "Localiser la voile à Port Canto nous aurait obligé à disposer de 2 stands, sans être plus visible ou sans vendre plus ! A l'instar d'un grand constructeur italien de voiliers de luxe, nous avons décidé de ne pas venir cette année à Cannes. Nos budgets seront réorientés vers d'autres salons ou événements privés qui sont très porteurs et très flatteurs pour nos clients !".
Pour d'autres professionnels, l'inquiétude porte sur le risque d'un salon Port Canto au rabais : "Ne risque-t-on pas d'offrir une mauvaise expérience à nos clients avec une telle organisation ? Dans quel cadre allons nous les recevoir ? Ne va-t-on pas perdre le côté luxueux et cosy du Vieux Port pour exposer nos bateaux ? Port Canto sera-t-il digne de Cannes et du Yachting Festival ? L'offre de restauration de Port Canto sera-t-elle à la hauteur des bateaux que nous exposons ! J'espère vraiment que Reed va investir sur Port Canto !! Le pire serait d'offrir un salon de la voile qui fasse vide et terne en comparaison du Vieux Port !"
La question qui demeure la plus lancinante a forcément trait au visitorat. "Exposer à Cannes pour voir passer moins de 10 000 visiteurs remettra clairement en cause notre participation sur ce salon" explique un constructeur, "surtout si Port Canto n'est pas à la hauteur du Yachting Festival ! Gênes revient dans le jeu, même si le salon souffre de son organisation, et Barcelone peut être intéressant à bien des égards, quand la main sera plus donnée aux chantiers, et pas uniquement aux distributeurs locaux !!"
Autant d'interrogations qui se sont renforcées par l'augmentation tarifaire subie, indique l'un d'entre eux : "Cette nouvelle organisation entraîne une hausse directe de coûts de 30 à 45% pour nous - nous sommes en train de l'estimer au plus juste - car outre le stand additionnel, il nous faut rémunérer les personnels supplémentaires, les transporter et les héberger !! Nos bateaux seront mis en avant devant moins de monde, le visitorat de Port Canto est une énigme. En plus, Reed a inventé une nouvelle taxe cette année le fil rouge : les exposants situés sur les allées générant le plus de trafic seront taxés à hauteur de 250 euros le mètre !! Un organisateur de salon qui invente une taxe sur ses propres clients, c'est du jamais vu !!"
Une remarque sur le visitorat qui ranime l'éternel débat entre les organisateurs et les exposants d'un salon, quand le visitorat diminue, qui consiste à dire qu'il vaut mieux moins de monde intéressé, que plus de touristes, et qui a l'art de couper court à toute discussion !!
Las, l'augmentation des coûts pour des exposants qui anticipent une perte de trafic - et donc des ventes - met de fait au jour le vrai problème de fond relatif au Yachting Festival : l'intérêt divergeant entre l'organisation du salon, la société Reed, et ses clients, les professionnels de la filière.
Reed et la profession nautique : des intérêts différents
Si un salon nautique est un lieu d'affaires pour les professionnels du nautisme, entendez par là un lieu où l'on vend des bateaux, c'est avant tout pour Reed, multinationale de l'événementiel, un centre de coûts et de profits, où tout l'art consiste à savoir optimiser ses coûts, pour optimiser son résultat, avec une double contrainte, l'espace et le temps, et un impératif : fidéliser le propriétaire du salon.
Propriété de la Fédération des Industries Nautiques, le Yachting Festival a été créé pour permettre aux professionnels de disposer d’une «market place» dans le sud de la France. Il a donc pour vocation d'accueillir tout type de chantiers, sur tous types de segments de produits, afin de répondre aux attentes d'un maximum de plaisanciers actuels et potentiels.
Société cotée en bourse dont le cours des actions a été multiplié par 3 en 15 ans, Reed Exposition est l'un des leaders mondiaux de son secteur. Dans ce domaine, son objectif - généralement trimestriel - est avant tout de soutenir son cours de bourse en délivrant le taux de marge prévu et les dividendes qui vont avec, afin de rémunérer les actionnaires à la hauteur de leurs légitimes attentes. Un exemple hors nautisme explique bien ce rapport ambigu qui tient de l'équilibrisme, entre un propriétaire de salon et son organisateur.
Organisateur du Salon du Livre, Reed Exposition est en froid avec le propriétaire dudit salon, le Syndicat National de l'Edition, du fait de problèmes récurrents, dont l'édition 2019 a constitué une sorte d'apothéose :
Des problèmes qui ont clairement montré la volonté de l'organisation de maximiser ses rentrées financières en réduisant les coûts, quand les éditeurs voulaient optimiser l'expérience des visiteurs pour leur donner envie d'acheter plus de livres !!
Cette divergence d’objectifs est aussi à l’origine du conflit entre la Fédération des Industries Nautiques (FIN) et Reed, qui s'est traduite par la reprise par la FIN du Nautic de Paris.
Du côté de la FIN, on s’interdit de commenter les décisions de Reed, en particulier concernant Port Canto 2019, "pour ne pas nuire au salon et à ses exposants", mais la situation est surprenante au regard du contexte judiciaire.
La FIN ayant remporté en première instance son procès contre Reed, a en effet de fortes chances de reprendre l'organisation du salon de Cannes à l’issue de l’appel. On peut s’interroger des décisions de Reed de tout changer à 12 ou 18 mois d'une possible perte du Yachting Festival.
"Comme s'ils tentaient de maximiser le profit avant de tout perdre" persifle un spécialiste de la filière...
En attendant, les investissements opérés sur Port Canto par Reed, pour le prochain Yachting Festival, afin d'y rendre la voile attractive et accessible, et le niveau de visitorat, seront les seuls garants de la pérennité de la voile au salon de Cannes.
Lourd challenge, que l'on ne peut que souhaiter réussi, tant pour les visiteurs, que pour les plaisanciers et les exposants qui vont investir pour voir, sur une filière aussi fragile que la voile monocoque : il ne s'immatricule en effet que 558 voiliers monocoques de plus de 10m par an en France, pour 220 multicoques...
Lourd challenge aussi pour l'image internationale de la ville de Cannes.