15 Juin 2025
Le tunnel du Rove est né d’un rêve ancien : celui d’offrir au port de Marseille un accès direct au Rhône sans passer par la mer.
Dès le XIXᵉ siècle, les ingénieurs envisagent un canal intérieur reliant la rade à l’étang de Berre. L’objectif était clair : contourner les dangers de la navigation en Méditerranée, soumise aux caprices des vents et des tempêtes, et ouvrir à Marseille un hinterland fluvial comparable à celui des grands ports du nord de l’Europe. Le projet, longtemps retardé par les contraintes techniques et financières, finit par se concrétiser au début des années 1900, alors que la France industrielle cherche à moderniser ses infrastructures.
Les travaux débutent en 1911 sous la direction de Léon Chagnaud, entrepreneur reconnu pour ses réalisations d’envergure. Des milliers d’ouvriers, venus de toute l’Europe méditerranéenne, se relaient pour forer la montagne de l’Estaque. À la pioche, à la dynamite et au marteau-piqueur, ils percent patiemment un tunnel gigantesque de plus de sept kilomètres de long. L’ouvrage, large d’une vingtaine de mètres et haut de quinze, est conçu pour permettre le croisement de deux péniches de fort tonnage. La percée du tunnel est achevée en 1916, mais les derniers aménagements prennent encore plus de dix ans. Le canal est inauguré en 1927, salué comme un chef-d’œuvre d’ingénierie et un symbole des ambitions maritimes de la cité phocéenne.
Durant trois décennies, le tunnel assure la liaison entre l’étang de Berre et le port de Marseille, accueillant un trafic régulier de péniches chargées de marchandises. Mais en 1963, un drame met fin à son exploitation : un éboulement spectaculaire provoque l’effondrement d’une partie de la voûte, créant un impressionnant cratère sur la commune de Gignac-la-Nerthe. Par chance, aucune victime n’est à déplorer, mais l’accident condamne définitivement le tunnel. L’ouvrage est muré, les bateaux sont contraints de retrouver la mer pour rejoindre le Rhône, et le tunnel sombre dans l’oubli.
Depuis lors, le tunnel du Rove reste une curiosité souterraine inaccessible, dont la structure inquiète parfois les habitants des environs. Des inspections régulières sont menées pour vérifier la stabilité des parois et de la voûte, fragilisées par les décennies d’abandon. Les graffitis recouvrent aujourd’hui les murs d’une galerie désertée, tandis que la végétation gagne du terrain sur les rives nord.
Depuis le début des années 2000, une idée nouvelle s’impose : utiliser le tunnel non plus pour la navigation, mais comme un outil au service de la préservation des milieux naturels. Les défenseurs de l’environnement proposent de le rouvrir partiellement afin de rétablir des échanges d’eau entre la mer et l’étang de Berre. Ce dernier, asphyxié par la pollution et l’excès de nutriments, pourrait ainsi retrouver un équilibre biologique plus sain grâce à l’apport d’eau salée. Des études sont lancées, des scénarios imaginés pour contourner la zone effondrée et installer des équipements capables de maîtriser le débit.
Les projets évoquent un système de dérivation capable de faire circuler quelques mètres cubes d’eau par seconde, juste assez pour revitaliser les écosystèmes fragiles de l’étang. Mais les obstacles restent nombreux. Il faut sécuriser les structures du tunnel, trouver les financements nécessaires et surtout établir un cadre clair de gouvernance entre les différentes institutions concernées. L’État, la région, la métropole et les syndicats mixtes peinent à s’accorder sur la conduite du projet.
Aujourd’hui, le tunnel du Rove incarne les paradoxes des grands ouvrages d’autrefois. Pensé pour le commerce, il pourrait demain contribuer à réparer les atteintes portées à l’environnement par ces mêmes ambitions économiques. Le défi est désormais de transformer ce vestige industriel en outil d’avenir, au service d’une mer et d’un étang réconciliés.