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Poissonoscope : Les Esturgeons vont-ils disparaître ?

Lorsqu’on pense aux esturgeons, on pense au caviar, ce met luxueux préparé à partir de leurs œufs. On pense aussi à la taille impressionnante de ces géants d’eau douce, dont certaines espèces dépassent les 7m de long. Et peut-être plus généralement, on pense à la diminution drastique de population que connaissent ces poissons depuis la fin du XIXe siècle.
 

En effet, les esturgeons forment aujourd’hui le groupe d’espèces le plus menacé sur Terre ; et ça devrait nous inquiéter.

Bélouga (Huso huso)

Bélouga (Huso huso)

Les esturgeons sont connus notamment pour le caviar qu’on fabrique à partir de leurs œufs ou pour leur chair très prisée, qui fait de ces poissons des cibles particulièrement recherchées depuis le Moyen-Âge et plus récemment depuis le début du XIXe siècle.

Le caviar, parfois surnommé ‘Or Noir’ aurait commencé à être consommé dès l’Antiquité. Mais c’est au Moyen-Âge que les Byzantins l’importent dans l’Europe médiévale. C’est alors encore loin d’être considéré comme un met raffiné. En 1431, de retour de son voyage en Asie mineure, Bertrandon de la Broquière, le décrit comme un met qui « quand on n'a autre chose que manger, ne vaut guères que pour les Grecs. »

Mais dans la seconde partie du XVIIIe siècle, la Russie donne au commerce du caviar un nouvel essor, devenant le principal exportateur de caviar provenant de la Mer Caspienne. Il est dès lors importé dans le monde entier, se démarquant comme un met d’exception et prenant en valeur tout le long du XIXe et du XXe siècle.

Aujourd’hui, le caviar se vend entre 1 200 € à plus de 30 000 € le kilo pour les variétés les plus rares, comme le caviar blanc iranien de Bélouga albinos almas. Cette valeur commerciale rend les esturgeons particulièrement vulnérables à la surpêche. Pourtant, avant de représenter un produit gastronomique de luxe, les esturgeons forment d’abord une grande et ancienne famille de poissons fascinants, aux caractéristiques étonnantes.

Esturgeon Chinois (Acipenser sinensis)

Esturgeon Chinois (Acipenser sinensis)

Les esturgeons sont de grands poissons d’eau douce dont la silhouette particulière les distingue des autres grands poissons. Ils ont, comme les requins, un museau allongé, mais les similitudes s’arrêtent peut-être là. Avec un squelette osseux, un corps doté de cinq rangées d’écussons osseux et une tête enveloppée d’un solide bouclier d’os dermiques et prolongée par un rostre (qui explique ce museau allongé), on peut s’imaginer que l’esturgeon est un combattant des rivières. 

Mais non. Cette armure naturelle n’en fait pas un poisson agressif ou territorial. La plupart des espèces d’esturgeons ne sont même pas agressives face aux autres poissons, et aucune n’est agressive envers l’Homme.

Parce qu’ils se nourrissent majoritairement de mollusques, qu’ils aspirent dans les fonds grâce à leur bouche en forme de trompe et dépourvue de dents, les esturgeons sont plutôt considérés comme de gentils géants des rivières. Et géants ils le sont ; avec des tailles qui varient généralement entre 2m et 5 à 7m de long pour les plus grandes espèces, les esturgeons forment sans doute l’une des familles de poissons d’eau douce parmi les plus impressionnantes.

Un Esturgeon par rapport à deux hommes

Un Esturgeon par rapport à deux hommes

Il existe plus d’une vingtaine d’espèces d’esturgeons reconnues ; parmi lesquelles on retrouve l’Esturgeon Noir, l’Esturgeon d’Europe, l’Osciètre, le Sevruga ou encore le Bélouga, qui est le plus grand poisson d’eau douce du monde, pouvant atteindre plus de 7 mètres de long et peser plus d’une tonne.

Et parmi toutes ces espèces, seulement trois ne sont pas encore Menacées : l’Esturgeon Jaune, l’Esturgeon Blanc et l’Esturgeon Noir (qui est Quasi Menacé). L’Esturgeon du Yang Tsé s’est officiellement éteint à l’état sauvage en 2020 et les autres espèces d’esturgeons sont toutes considérées comme Menacées, dont treize qui sont en Danger Critique, et donc exposées à une extinction imminente à l’état sauvage. 

C’est dramatique pour plusieurs raisons. 

D’abord, c’est le reflet des dégâts causés par l’activité humaine. Que ce soit via la pollution et donc la dégradation et la perturbation de leur habitat, ou la surpêche, le braconnage ou encore le commerce illégal de caviar. Toutes ces interventions humaines sont directement responsables de la diminution drastique des esturgeons à l’état naturel. 

Et pourtant aujourd’hui, le commerce entourant les esturgeons est limité en vertu de l'appendice II de la CITES (Convention on International Trade of Endangered Species) et la majorité des espèces d’esturgeons sont protégées car elles figurent dans l'appendice III de la convention de Berne.

Mais lorsqu’on sait que l’Esturgeon d’Europe, qu’on trouve encore dans la Garonne, est le poisson le plus menacé d’Europe, avec seulement quelques centaines d’individus adultes recensés, il est juste de s’inquiéter. Car bien que cette espèce fasse l’objet d’un plan de restauration depuis 2007, le succès réel d’une telle opération dépend de nombreux facteurs, et aucun n’est très positif.

Car l’Esturgeon d’Europe n’est pas seulement le plus grand poisson migrateur remontant les rivières de France, c’est aussi un poisson qui peut vivre jusqu’à 100 ans et pour lequel la maturité sexuelle est très tardive (entre 10 et 13 ans) et le cycle de reproduction est rare (tous les 4 à 8 ans), plus rare encore si leur environnement est perturbé par les activités humaines (pollution, barrages, pêche etc). Ainsi, la dernière reproduction naturelle d’Esturgeons d’Europe a eu lieu en 1994 et aucune n’a été enregistrée depuis.

C’est un problème qui se constate pour de nombreuses autres espèces d’esturgeons, comme l’Esturgeon Chinois par exemple. La perturbation de leur environnement les empêche de se reproduire et parce qu’ils continuent d’être pêchés malgré tout, leur nombre diminue continuellement ; c’est ce qui a causé l’extinction de l’Esturgeon du Yang Tsé, et ce qui risque de causer l’extinction de beaucoup d’autres espèces.

Esturgeon d’Europe (Acipenser sturio)

Esturgeon d’Europe (Acipenser sturio)

Pourtant, avant de d’être victimes des activités humaines, les esturgeons étaient déjà remarquables par leur résilience. 

Comptant parmi les plus anciens vertébrés de notre planète, ils font partie de l’une des plus anciennes familles de poissons osseux parcourant encore les mers et océans ; les Chondrostéens, qui connaissait au Mésozoïque (Trias, il y a 245 à 208 millions d'années) une incroyable diversité et dont il ne reste aujourd’hui que des espèces reliques.

Autrefois qualifiés de ‘fossiles vivants’ en raison de leur ressemblance avec des espèces disparues, les esturgeons forment pourtant une famille de poissons très évoluée, malgré une croissance lente et une reproduction rare. 

Ils ne sont pas seulement de jolis poissons aux œufs très prisés, ils sont de véritables fenêtres vers le passé de notre planète. Ils nous offrent, par leurs caractéristiques physiques proches de celles de leurs ancêtres, le portrait d’une époque que nous ne verront jamais autrement qu’à travers eux. 

L’eau que buvaient les dinosaures était déjà peuplée d’esturgeons. Lors de l’extinction Trias-Jurassique qui s'est produite à la fin du Trias (il y a environ 200 millions d'années), les esturgeons ont survécu alors que 20 % des espèces marines ont disparu. Et lorsque les dinosaures se sont brutalement éteints à cause de l’extinction Crétacé-Tertiaire, qui a également vu la disparition de 75% des espèces marines, les esturgeons ont survécu.

Aujourd’hui, ce n’est pas un astéroïde ou une crise volcanique qui cause la sixième grande extinction de masse sur notre planète ; c’est nous. C’est l’humanité dans son ensemble, qui depuis des milliers d’années détruit son environnement. L’extinction de l’Holocène, nous en sommes responsables, sans doute depuis le début, et particulièrement en ce moment.

Car si dès la Préhistoire, l’activité humaine est mise en cause concernant la disparition des espèces terrestres (car elle coïncide toujours étrangement avec l’arrivée des humains dans les régions concernées), ces premières extinctions sont sporadiques par rapport à ce qui se passe depuis quelques centaines d’années et surtout aujourd’hui.

Les esturgeons sont un groupe d’espèces parmi tant d’autres, qui sont menacées de disparaître entièrement à cause des humains. Parmi les espèces marines les plus infortunées, on peut citer la Rhytine de Steller (ou vache de mer), qui fut découverte en 1768 et subit immédiatement une pêche intensive. L’espèce disparut entièrement en 27 ans seulement ; ce n’est aujourd’hui plus qu’un squelette parmi d’autres.

Et si la majorité des espèces d’esturgeons sont au bord de l’extinction, c’est pour la même raison. La pêche intensive visant à récolter des ressources qui ne sont pourtant pas indispensables à l’humanité (surtout pas en grande quantité). Alors oui, aujourd’hui, la pêche des esturgeons est régulée, parfois même interdite

Mais il est peut-être déjà trop tard. 

C’est le vrai drame, le temps que l’on comprenne que l’on détruisait les esturgeons, on les a peut-être déjà condamnés à une extinction irréversible. On n’a jamais été moins sûrs qu’il reste des esturgeons dans 100 ans, et quand on sait que c’est sur les 100 dernières années que nous avons éliminé plus de 80% de leur population globale, il y a vraiment de quoi s’inquiéter.

Osciètre ou Esturgeon Diamant (Acipenser gueldenstaedtii)

Osciètre ou Esturgeon Diamant (Acipenser gueldenstaedtii)

Mais alors, que doit-on faire ?

Eh bien, il faut espérer que les mesures en place seront suffisantes, il faut continuer à protéger les esturgeons, il faut soutenir le financement des programmes de restauration des espèces, il faut veiller à ne plus dégrader leur habitat et le restaurer autant que possible. Et il faut encourager une régulation encore plus dure pour leur préservation. 

Parce que si l’on se dit aujourd’hui que le caviar est plus important que les esturgeons, demain on se dira qu’on regrette de ne pas avoir agi plus tôt et on n’aura plus de caviar du tout.

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